Samuel Dehr est un miraculé. Il a 27 ans lorsqu’en 2013, il chute du haut des six étages d’un immeuble. Les médecins sont unanimes : il aurait dû mourir. Pourtant, Samuel, le fondateur du spectacle des Artistes Vivants Cabossés, s’en sort. Au prix d’une longue rééducation, à désormais 38 ans, il marche de nouveau. “J’ai des douleurs chroniques, une prothèse à l’épaule gauche et au niveau moteur, c’est parfois compliqué, mais je m’en sors miraculeusement bien”. C’est à l’hôpital que germe en lui l’idée de fonder un projet musical, lorsqu’il commence à travailler comme musicothérapeute. En juin 2022, après près de dix ans passés à se battre pour mener une vie normale, les médecins lui découvrent cette fois un cancer métastasé du thymus, cet organe niché derrière le sternum, entre les poumons. Face à l’ampleur de la maladie, Samuel pense n’avoir plus que trois mois à vivre. Pourtant, contre les pronostics de son oncologue et des chirurgiens, Samuel survit.
Un groupe de traumatisés crâniens
“Quand j’ai appris que j’avais un cancer, se souvient le musicien, je me suis effondré. J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps, puis je me suis dit qu’il ne pouvait que m’arriver de belles choses à partir de ce moment-là”. Très vite, l’idée d’un groupe de musique rassemblant des artistes handicapés s’impose à lui comme une évidence. Pourtant, la maladie progresse : Samuel, qui aimait tant chanter, s’inquiète. L’opération qu’il doit subir en décembre 2023 pour ôter la tumeur d’une quinzaine de centimètres risque de le laisser, littéralement, sans voix. “Je ne savais pas si j’allais pouvoir chanter de nouveau, comme le nerf du diaphragme était aussi métastasé. Je me suis réveillé avec une cicatrice qui me coupe en deux le torse, de gauche à droite, puisque les chirurgiens ont dû enlever un bout du péricarde et gratter les métastases qui avaient envahi la plèvre et le poumon gauche”.
Après plusieurs cycles de chimiothérapie, Samuel se consacre de nouveau à son projet et forme le groupe des Evadé.e.s, qui donne naissance au spectacle des Artistes Vivants Cabossés qui reprend par son nom l’acronyme de ce mal que, dans le groupe, ils sont quelques-uns à avoir subi. C’est l’ambition du projet : permettre à des personnes en situation de handicap, professionnels ou non de la musique, de pouvoir ensemble s’exprimer et témoigner pour montrer au monde que la vie est belle et vaut la peine d’être vécue.
Sur scène, ils sont neuf pour interpréter ces créations originales aux allures folk qui laisse une belle part à l’improvisation. “Quatre personnes en situation de handicap, dont moi, tous traumatisés crâniens et lésés cérébraux, trois musiciens professionnels et deux choristes amateurs”, explique Samuel. “Chacun de nous a traversé des épreuves. Chez certains, elles sont simplement plus visible.” Joris a perdu la vue à 17 ans dans un accident et son traumatisme crânien lui cause de nombreux troubles de l’attention. Éric, lui, a subi huit accidents vasculaires cérébraux. Hémiplégique, il a perdu l’usage de la parole et joue, dans le spectacle, du mélodica, un petit piano à vent qui lui rappelle la clarinette qu’il aimait tant. Frédérique, quant à elle, chante avec Samuel. “Elle a une mémoire immédiate proche de zéro depuis son accident de vélo. Sur scène, elle me regarde en permanence pour savoir quand elle doit chanter, ce qu’elle doit chanter et où elle doit se positionner. La seule chose qu’elle sait, c’est qu’elle doit chanter”.
Être valorisé avec et grâce au handicap
“Mettre en place ce spectacle avec tous ces cabossés, ça demande une confiance fabuleuse”, souligne Samuel Dehr. “Ça donne une performance unique à chaque fois.” Parce que si la trame est très structurée, la musique est soumise aux aléas liés aux handicaps de chacun des artistes et il faut composer avec les fragilités de tous les membres du groupe. En premier lieu la mémoire, du fait des AVC et des traumatismes crâniens. L’histoire est belle et le succès lui répond. Touché par cette histoire extra-ordinaire, le producteur du spectacle Bernadette de Lourdes propose à Samuel de faire la première partie du zénith de Lille en novembre 2023. “À ce moment là je ne savais même pas si j’allais vivre, ou pas”, se souvient le musicien. “C’est ensemble que l’on réussit, ce qui est complètement à contre-courant de la société actuelle où l’on est dans la réalisation et la performance constamment.” C’est ensemble que le spectacle, sur scène, devient joli : les imperfections liées au handicap sont autant d’aspérités qui font partie du spectacle et qui créent l’événement, qui, tout en restant professionnel, s’inscrit ainsi dans une démarche d’art brut.
“Que des personnes lourdement handicapées, toutes dépendantes, comme Fred qui doit être accompagnée en permanence puisque sinon, elle ne sait pas quand manger, ni comment se brosser les dents, que ces personnes-là montent sur scène, évidemment cela interpelle”, souligne l’interprète. “Avec les AVC, on permet à des cabossés qui, si on vulgarise, resteraient chez eux devant la télé, d’être valorisés avec et surtout grâce à leur handicap.” Si ce n’est pas le cas de tous les membres du groupe, Samuel est catholique pratiquant. “Le plus beau cadeau que l’on puisse faire à quelqu’un, c’est le cadeau de la foi, qui permet de trouver en soi la force que Dieu nous donne. Le message même du spectacle est une quête d’amour : il montre comment l’amour nous permet de transcender nos ruptures de vie. L’amour prend corps dans la rencontre avec l’autre et si l’on met sa confiance en l’amour, il ne peut que se passer des belles choses. Je ne me suis pas laissé le choix de la confiance”. Bien sûr, le musicien est lucide sur les difficultés liées au handicap, mais il ajoute, la voix paisible : “Le cataclysme de la maladie dans ma vie a été une formation accélérée, comme je l’ai dit au prêtre qui m’a donné le sacrement des malades il y a quelques jours. J’ai cependant eu un cadeau dans la maladie : je n’ai pas eu d’autre choix que de choisir la joie. Je peux m’accorder de m’épargner les souffrances inutiles, celles que l’on se crée dans la tête. J’ai confiance, parce que je sais en qui je crois”.
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