Ce 28 septembre, sur la place du Trocadéro, à Paris, un chant arménien s’élève, d’une pureté saisissante. La foule, assemblée là par centaines, écoute religieusement une jeune soprane interpréter un cantique de Grégoire de Narek, compositeur arménien du XVème siècle. L’émotion est palpable ; certains se serrent dans les bras en silence, et d’autres se recueillent, la tête baissée.
Ce soir-là, à l’appel de l’Oeuvre d’Orient, de nombreuses personnes, dont des personnalités politiques et des représentants de l’Eglise, se sont réunies pour manifester leur soutien aux 120.000 habitants du Haut-Karabagh. Contraints de fuir leur terre par l’Azerbaïdjan qui en a pris le contrôle après 9 mois de blocus, le 20 septembre dernier, ces Arméniens ont pris par milliers le chemin de l’exode, dans des conditions terribles. Le jeudi 28 septembre au soir, ils étaient 76.000 à avoir rejoint l’Arménie. Un chiffre qui augmente d’heure en heure depuis une semaine.
Parmi ceux qui ont tenu à être présents au Trocadéro, beaucoup sont issus de la communauté arménienne en France. Jessica Tassi, 25 ans, est venue bien avant l’heure du rendez-vous donné par les organisateurs pour assister au rassemblement. “En temps qu’arménienne et chrétienne, je suis obligée d’être là”, affirme-t-elle. “C’est très dur de voir ce qu’il se passe au Haut-Karabagh, jamais ma génération n’aurait cru vivre ça. Voir qu’on laisse se produire un génocide sans rien faire, c’est inacceptable”.
Pour une génération plus âgée, les événements des deniers jours rappellent de douloureux souvenirs. “Nous avons connu le génocide de 1915 par nos parents qui nous l’ont raconté”, expliquent Armand et Patricia Exerjean, retraités originaires de la diaspora arménienne de Marseille. “Ce qui se passe c’est une honte, on ne fait rien !”, lâchent-ils.
Au-delà de la douleur, c’est une colère sourde qui s’exprime. “Personne ne nous a aidé, l’Union européenne n’a pas bougé, et même le Pape n’a rien dit à Marseille”, se révolte Missak Bachian, catholique d’origine arménienne. Dans ses mains, il tient une grande photo affichant des réfugiés, en témoignage de la souffrance d’un peuple qui ne reverra peut-être jamais sa terre. “C’est inadmissible pour un peuple chrétien”, poursuit-il, “On en fait beaucoup pour l’Ukraine, mais rien pour le Haut-Karabagh et l’Arménie : il y a un vrai deux poids deux mesures”.
“On se sent impuissant”
“À Marseille, le Pape a parlé du fanatisme de l’indifférence, on est exactement dans ce cas là avec les Arméniens”, soulève quant à elle Lara Stamboltsian. Comme beaucoup d’autres, elle dénonce l’inaction de la communauté internationale face à la tragédie du Haut-Karabagh. “Nous sommes venues pour rompre ce silence, ce n’est pas normal !”, poursuit-t-elle. Sa fille, Anaïs, née en Arménie, confirme. “Il y a un contraste saisissant entre le silence, l’inaction et les images qu’on voit partout sur les réseaux sociaux : on a les preuves des choses terribles qui se passent là-bas.”
“J’ai énormément de colère”, ajoute quant à elle Marie Muller. La jeune franco-arménienne de 21 ans est chanteuse lyrique à l’opéra d’Erevan, en Arménie. Elle voulait être là, au Trocadéro, pour chanter son soutien au peuple arménien. “C’était inconcevable de ne pas venir !”, s’exclame-t-elle. “On se sent impuissant, mais je me sers du seul outil que j’ai : ma voix”. La jeune femme confie avoir perdu un cousin lors de la guerre des 44 jours entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, en 2020. “Notre préoccupation à l’heure actuelle, ce n’est pas de venger l’Arménie, mais d’abord de la sauver !”, lance-t-elle.
Car après la chute du Haut-Karabagh, tous craignent désormais une attaque de l’Azerbaïdjan contre l’Arménie, et ses conséquences. “L’Arménie est le premier royaume à avoir adopté le christianisme comme religion d’Etat, on ne peut pas être arménien sans être chrétien ; cela fait partie de notre identité “, explique Lara Stamboltsian. “Si l’Arménie disparaît, c’est toute la chrétienté qui perdra une part d’elle-même.”